
Le président de la République, Emmanuel Macron, a reconnu, mardi 2 mars, « au nom de la France », que l’avocat nationaliste algérien Ali Boumendjel avait été « torturé puis assassiné » le 23 mars 1957, au plus fort de la bataille d’Alger, après avoir été « arrêté par l’armée française » et « placé au secret ».
Cette déclaration fait partie des gestes recommandés par l’historien Benjamin Stora dans son rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie, afin d’apaiser les tensions entre les deux pays autour de la mémoire de ce conflit.
Frédéric Bobin, journaliste au Monde, a répondu à vos questions lors d’un tchat.
Méditerranée : Avec de nouvelles générations, on pourrait penser que les relations vont s’apaiser et qu’une collaboration étroite pourrait s’établir comme le dictent la géographie et l’immigration. Qu’est-ce qui coince ?
Frédéric Bobin : Les blocages existent dans les deux pays. En France, il y a depuis quinze ans la montée dans l’opinion et dans les médias d’un courant qu’on pourrait appeler « antirepentance », un mot biaisé car lesté d’une charge péjorative et qui assimile à du « masochisme » national toute forme de reconnaissance des crimes de la colonisation. Sarkozy a surfé sur cette vague – ce qui est assez ironique car il a prononcé un discours extrêmement audacieux sur le sujet à Constantine fin 2007. Eric Zemmour est le porte-drapeau de ce courant dans le champ médiatique.
De l’autre côté de la Méditerranée, la dénonciation rituelle des « crimes » de la France continue d’inspirer certains segments de l’appareil dirigeant pour lesquels il s’agit d’une sorte de rente mémorielle, une source de légitimité par l’histoire facile à activer pour justifier des positions de pouvoir. Les deux postures se nourrissent mutuellement. Le pari du rapport Stora était précisément de contourner ce double obstacle.
Théo : Cette annonce de M. Macron est-elle la première d’une série d’autres à venir ?
Le rapport Stora est riche de plus d’une vingtaine de recommandations, suggérant des avancées sur le dossier des archives de la guerre et la colonisation, l’élucidation des disparitions, le passif sanitaire et environnemental des essais nucléaires au Sahara (1960-1966), la coopération éditoriale et universitaire, la réhabilitation ou la valorisation de figures historiques, telle Gisèle Halimi, dont Stora recommande la panthéonisation.
Oui, d’autres mesures suivront. Mais on ignore à ce stade le détail des mesures en instance, même si des informations non confirmées font état de possibles avancées sur la question des archives.
Les historiens se plaignent de voir l’accès à ces dernières entravées par le verrou du « secret défense », une pratique en contradiction avec le code du patrimoine qui prévoit la libre consultation des archives au bout de cinquante ans.
Là, les choses pourraient bouger. En tout cas, il serait vain de prétendre encourager l’émergence de la vérité sur les disparus, comme M. Macron l’a fait dans les affaires Maurice Audin et Ali Boumendjel, et laisser plus longtemps perdurer ces blocages imposant à la recherche historique des imbroglios kafkaïens.
Théophraste : Reconnaissance salutaire. Dans un but d’apaisement mémoriel, pensez-vous que le gouvernement algérien reconnaîtra la responsabilité du FLN dans la mort de Guy Monnerot, instituteur abattu le premier décembre 1954, première victime, civile, de la guerre d’Algérie ?
Cette question pose la question de la réciprocité. Ce discours existe en France. En Algérie, il n’est pas compris car cette symétrie dans la présentation des responsabilités occulte, selon de nombreux Algériens, la réalité du rapport colonial où des colonisateurs maintenaient dans la sujétion des colonisés.
C’est une affaire sensible. Si la France veut avancer, elle doit accomplir des gestes de reconnaissance unilatérale sans attendre une réciprocité algérienne. C’est en tout cas ce que M. Macron a commencé à faire avec ses gestes sur Audin et Boumendjel.
Ali La pointe : Peut-il y avoir une réconciliation mémorielle digne de ce nom lorsque l’on sait que le pouvoir algérien refuse de reconnaître les crimes du FLN perpétrés sur certains Algériens et surtout sur les harkis ?
Les harkis demandent aussi des comptes à l’Etat français pour la manière dont ils ont été maltraités à leur arrivée en France malgré les sacrifices et les souffrances endurés au nom de leur attachement à la France. Et là, la France peut aussi accomplir des gestes.
Ea : Ne pensez-vous pas que cela va provoquer chez les jeunes d’origine algérienne un ressentiment anti-français ?
On peut en tirer la conclusion inverse. L’effort de vérité, même dévoilant des épisodes sombres de notre passé, peut au contraire décrisper le rapport à la nation. Ce sont plutôt le déni des responsabilités et l’occultation de l’histoire qui nourrissent ce ressentiment.
Interloquée : Je voulais savoir quels facteurs entrent en jeu pour que de telles reconnaissances soient faites maintenant, et pas plus tôt ou plus tard ?
L’un des facteurs décisifs semble être de nature générationnelle. Si Jacques Chirac a pu reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vel’d’Hiv, c’est probablement qu’il n’avait pas de lien personnel avec l’épisode de l’Occupation et de Vichy. Et c’est exactement ce qui se passe avec Emmanuel Macron et son rapport à la guerre d’Algérie. D’ailleurs, il a lui-même déclaré qu’il souhaitait que la guerre d’Algérie soit son « Vel’d’Hiv » à lui, à travers l’audace de cette reconnaissance.
Cet atout générationnel peut toutefois être hypothéqué par des calculs électoralistes, la crainte de perdre une élection en exacerbant les antagonismes d’un groupe de mémoire s’estimant offensé par le travail de vérité. C’est le soupçon qui commençait à s’instiller chez certains observateurs après la publication, le 20 janvier, du rapport Stora quand l’Elysée semblait soudain bien silencieux.
Emmanuel Macron, dont on a bien compris l’offensive de charge idéologique de ces derniers mois à l’adresse de la frange droitière de l’électorat, vient de démentir cette impression avec la reconnaissance de l’assassinat d’Ali Boumendjel. Reste à savoir jusqu’où il ira pour s’affranchir de cette hypothèque électorale.
Constantine : Mon grand-père n’a jamais voulu parler de son passage en Algérie en tant que soldat, une collègue née à Alger en 1960 se raidit dès que je prononce ne serait-ce que le « Al ». Est-ce que la réconciliation ne passe pas d’abord par le recueil de milliers de témoignages qui se sont perdus ces dernières années ? (…) Et ensuite par l’éducation sur cette guerre à l’école et un apprentissage reconnu de l’arabe en France ?
Vous mettez le doigt sur des pistes très fécondes, que recommande d’ailleurs Benjamin Stora dans son rapport. Il ne faut surtout pas que cette affaire soit confinée aux relations d’Etat à Etat. L’apaisement mémoriel n’avancera que s’il est pris en charge par les sociétés elles-mêmes. D’où le rôle crucial de l’instruction, de la production de savoirs et leur partage et pourquoi pas en effet l’apprentissage de l’arabe qui soulève une irrationalité incompréhensible chez certains en France.
B & M : Le président a-t-il précisé les sources qui lui permettent de reconnaître la responsabilité de la France, archives militaires, notes de renseignement… ?
Dans l’affaire Boumendjel, l’établissement des faits était d’autant plus aisé que le général Paul Aussaresses a lui-même admis – dans son ouvrage Services spéciaux. Algérie 1955-1957 (Perrin, 2001) – avoir donné l’ordre de la défenestration de l’avocat détenu dans un immeuble du quartier d’El Biar à Alger. Pour ce qui concerne Audin, on peut en effet supposer que le chef de l’Etat a eu accès à des documents attestant la responsabilité de l’armée à l’époque.
Guigui qui s’interroge : Qu’a à perdre la France à faire ces reconnaissances surtout si les historiens des deux pays s’alignent sur le sujet ? Peut-on attendre d’autres annonces et y a-t-il des risques de retombées (demande d’indemnité en Algérie ou en Polynésie si on reste sur le nucléaire) ?
Avec les disparus et les archives, le dossier des essais nucléaires est crucial dans la quête de l’apaisement mémoriel. La France a procédé, entre 1960 et 1966, à dix-sept essais – quatre atmosphériques à Reggane et treize souterrains à In-Ekker – qui ont causé d’énormes dégâts sanitaires et environnementaux dont les populations résidant à proximité ont souffert.
La question des indemnisations se pose inévitablement. En 2010, la loi dite Morin a été adoptée dans le but de faciliter l’indemnisation des victimes des essais, autant au Sahara qu’en Polynésie française. Or, dix ans après, seul un ressortissant algérien a été indemnisé, sur un total d’environ 550 décisions d’indemnisation prises par la commission créée à cet effet (le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, Civen). Il y a là une anomalie incompréhensible.
La difficulté naît de l’absence de relais d’information en Algérie pour aider les victimes à constituer des dossiers répondant aux critères d’éligibilité. Il semble que le gouvernement algérien ne soit pas très coopératif dans la diffusion de ces informations car sa philosophie est celle d’une indemnisation collective négociée d’Etat à Etat plutôt que celle d’un déblocage d’indemnisations individuelles. Il y a là un vrai sujet où les initiatives devront converger.
via LeMonde